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Illustration : L'ange montre à Jean le mystère de Babylone.

 

Premier chapitre :

L’Apocalypse mystique

(extrait du livre "Les grandes énigmes de l'Apocalypse", par Philippe Plet)

  

Tout commence par une intervention divine : « révélation de Jésus Christ » ! « Apocalypse » se traduit par « révélation », et littéralement « action de découvrir ou de révéler ». La révélation est un processus dynamique et progressif[1]. Le propre d’une révélation divine, c'est d’introduire celui qui la reçoit dans le « mystère » de la vocation de l’homme ; en termes johanniques : « dans la vérité ». Aussi peut-on affirmer que l’Apocalypse est un texte initiatique au sens le plus fort du terme !

 L'Apocalypse se présente explicitement sous la forme d’une prophétie. Contrairement aux évangiles, qui nous font participer aux faits et gestes de la vie d’un personnage individuel et central, Jésus Christ, le récit de Jean développe l’aspect collectif du comportement spirituel. C’est l’humanité toute entière que Jean nous donne à contempler ; l'humanité dans son engagement au sein de la lutte immense qui oppose la Lumière aux ténèbres.

  

La spiritualité de l’Apocalypse

 Deux grands thèmes émergent nettement du texte de l’Apocalypse : le combat spirituel, et l’espérance. Jean les met en relation étroite l’un avec l’autre.

 Au long de sa prophétie Jean nous présente les enjeux ultimes et véritables de la vie humaine. C’est un monde « partagé » qu’il nous propose de contempler avec soin. Le dualisme est le moyen pour lui de montrer à son lecteur les « forces » qui se disputent la souveraineté sur le monde : la Lumière contre les ténèbres, la vérité en face du mensonge, le bien ou le mal, la beauté au lieu de la monstruosité, la transcendance opposée à l’immanence, le martyre face à l’idolâtrie, le bonheur éternel en balance avec la réprobation.

 Le combat spirituel décrit par l’Apocalypse a pour enjeu la souveraineté sur les âmes. Cette lutte oppose le Dragon à Dieu. Jean nous montre la première défaite du Dragon au Ciel, alors qu’il tente de faire échouer le projet d’alliance de Dieu avec l’humanité (Ap 12,4). Vaincu, il est rejeté sur la terre où le combat spirituel se poursuit, dont les hommes sont l’enjeu. Pour les séduire et les amener à entrer en état de révolte contre Dieu, le Dragon va susciter la Bête de la mer, puis celle de la terre. Le Dragon est le singe de Dieu : on ne le voit pas (car il se cache derrière les deux Bêtes !), il est mystérieux, on l'adore, on le vénère, et il est tout-puissant sur les hommes. Les hommes qui, s’ils s’abandonnent à lui, deviennent des prisonniers, des esclaves, des ombres ! Jean, cependant, nous dit que l’humanité n'est pas à l’origine de la contestation de la souveraineté divine sur le monde. Les hommes sont enrôlés dans l’armée des ténèbres sans vraiment avoir conscience de ce qu’ils font. Toute l’action apocalyptique de la part de Dieu consiste à avertir et à enseigner les « habitants de la terre », afin de les amener à la conversion qui les rendra libres. On le voit, c’est une guerre « en esprit », en même temps qu’une guerre « des esprits », à laquelle Jean nous donne d’assister.

 Babylone est la grande œuvre du Dragon. Elle symbolise un monde totalement modelé par une religion de l’immanentisme absolu, qui a éliminé toute forme de référence à la transcendance. Dieu chassé des cœurs et des intelligences, c'est-à-dire Dieu chassé du monde ! La « Grande Cité » fait miroiter faussement un bonheur personnel (le culte du plaisir), et une pseudo-transcendance du collectif (le culte de l’unité du genre humain). La leçon que Jean nous donne est ultime, certes, puisqu’il s’agit de la fin des temps, mais elle a cette particularité de mettre en garde les hommes de tous les temps. Au long de l’histoire, le chantier de Babylone est indéfiniment repris, et indéfiniment abandonné. Les grands empires qui se succèdent sont tous des tentatives répétées d'élaborer le même projet, qui sans cesse se heurtent au verdict divin. Ce qui exprime le mieux cette limite indépassable de la prétention humaine à l’unité, c'est sans doute le mouvement du flux et du reflux de la mer sur la grève ... Qu’est-ce qui, au long des âges, peut ainsi fasciner les grands constructeurs d’empires ? N’est-ce pas le mythe d’une unité proprement divine : le pouvoir d’unifier et de rassembler les créatures douées de raison ? Et pour en faire quoi ? Babylone n’est pas un simple mouvement mondialiste ; il s’agit d’un mondialisme antichrétien. Pour Jean, la chute de Babylone est le signe des temps par excellence, celui qui donne le signal de l’affrontement final.

 Pourtant, Babylone repose sur une vaste tromperie. Et c’est pourquoi Dieu œuvre pour mettre en crise l’idéologie du Dragon, ainsi que le monde sans transcendance qu’il tente d’édifier sur la terre. Les « fléaux » sont envoyés sur les hommes pour leur permettre de comprendre que la communion à la révolte du Dragon ou à l’édification de Babylone les conduit à la perdition. La guerre décrite par Jean étant spirituelle, on comprend que la nature des fléaux est bien entendu du même ordre. Certes, Jean utilise des symboles matériels pour exprimer ces fléaux : le feu consumant la végétation, l’eau empoisonnée, les astres obscurcis, la grêle, les tremblements de terre, etc … Cependant, il ne s’agit nullement de calamités cosmiques, comme la lecture théologique et spirituelle de l’Apocalypse que je propose tente de le mettre en relief. Ce sont les hommes qui, dans leur conscience et leurs attentes, sont « frappés », c'est-à-dire interpellés, voire même frustrés. Le Dragon joue beaucoup en effet sur le désir latent des hommes de fonder un paradis terrestre, c'est-à-dire de goûter ici-bas un bonheur total. Les fléaux divins viennent mettre en crise régulièrement cette aspiration d'une humanité qui oublie que sans Dieu elle ne peut pas accéder au bonheur. Les fléaux sont donc pour les hommes des occasions de méditer « en vérité » la nature exacte de la condition humaine. Ils sont autant d’opportunités pour les hommes de se convertir !

 L’Apocalypse, parce qu’elle est une prophétie concernant les « derniers temps », est par essence un texte centré sur l’espérance. En faisant contempler à son lecteur « ce qui doit arriver bientôt » (Ap 1,1), Jean ne vient pas combler une simple curiosité relative aux événements de la fin du monde. Il développe un regard de foi sur le monde présent. Pour lui, les enjeux spirituels de la vie terrestre ne sont compréhensibles qu’à la lumière de l’éternité. 

 L’espérance est la grande vertu qui permet aux hommes de s’opposer au Dragon, et de tenir ainsi leur place dans le combat spirituel aux côtés de l’Agneau. L’Apocalypse exalte les martyrs, les situant « sous l’autel » placé devant le trône de Dieu (Ap 6,9), et signifiant ainsi leur haute sainteté. Plus loin, le texte exalte les « vainqueurs de la Bête, et de son image, et du chiffre de son nom » (Ap 15,2). Ce n’est certes pas en aimant les persécutions qu’ils parviennent à résister au Dragon ; c'est, comme le font les chrétiens de l’église de Smyrne, en contemplant et en désirant la vie véritable : « Le vainqueur, jamais ne lui nuira la seconde mort » (Ap 2,11). A la fin de sa prophétie, Jean a la vision symbolique du Paradis, au centre duquel se trouve « l’arbre de la vie » (Ap 22,2). Et lorsque s’intensifie le combat spirituel, c’est vers cet Eden éternel que l’espérance chrétienne tourne son regard.

 L’espérance est le privilège de ceux qui ne fixent pas leur cœur dans les plaisirs passagers que Babylone leur fait miroiter, et qui sont prêts à être marginalisés et même persécutés, afin de demeurer fermes dans la foi. Jean nous dresse le portrait des « élus », ceux que Jésus aime d’un amour de prédilection : ils sont « vierges », les disciples de l’Agneau ; ils sont « consacrés » à Dieu ; et ils sont sans « mensonge » (Ap 14,4-5). C’est leur espérance qui les a rendus tels ! Puisse la méditation de l’Apocalypse nous communiquer un peu de leur pureté et de leur verticalité !

  

Structure du livre de l’Apocalypse

 La prophétie se situe à la fin des temps. Elle est introduite par les lettres aux « sept églises », qui reflètent l’état de l’Église avant le commencement du jugement divin sur le monde. Le septénaire des églises ne recouvre pas une période chronologique déterminée ; il est un regard du Christ sur l’ensemble de l’histoire de l’Église. C’est seulement avec la rupture du premier sceau que les événements apocalyptiques vont débuter réellement.

 « Les sept églises » : messages du Christ à l'Église

 Jean se trouve en exil sur l’île de Patmos (en Grèce). Un dimanche, il tombe en extase, et il assiste à la vision glorieuse du Christ se tenant au milieu de sept « candélabres d’or » qui représentent sept églises d’Asie Mineure[2]. A travers ces églises locales, c’est l’Église universelle animée par les sept dons de l’Esprit-Saint que contemple Jean, sous la forme de sept « porteuses » de la Lumière divine dans le monde. Le Christ adresse à chacune d’elles un message que Jean doit consigner par écrit. Les sept lettres du Christ aux églises brossent l’état spirituel général de l’Église : Éphèse, la première, est pure, mais elle a perdu son élan premier ; Smyrne et Philadelphie sont pures ; Pergame et Thyatire vivent dans le compromis ; Sardes et Laodicée se trouvent dans un état de mort spirituelle. Ainsi, les différents états possibles de la foi se retrouvent dans les sept églises d'Asie !

 « Les sept sceaux » : volontés de Dieu sur le monde

 Après l’épisode des sept églises (Ap 1-3), Jean assiste à l’ouverture du livre aux « sept sceaux » (Ap 4-8). Ce livre mystérieux est celui des volontés de Dieu sur le monde, et seul le Christ, sous l’aspect d’un « Agneau comme égorgé » est digne de l’ouvrir. L’Agneau est le révélateur des volontés du Père, et de ses jugements ! Le septénaire des sceaux inaugure à proprement parler les interventions de Dieu dans le monde, c'est-à-dire « les derniers temps ». Les sept sceaux ne sont pourtant que des avertissements, et seuls quatre d’entre eux sont des fléaux. Les sceaux ne sont pas encore les jugements divins sur le monde ; ils sont une annonce des interventions divines dans le monde. Avec les sept églises, les sept sceaux recouvrent la situation spirituelle dans laquelle se trouve le monde au moment où Dieu décide d’intervenir de manière décisive : c'est le début de la prophétie.

 « Les sept trompettes » : sentence de Dieu sur le monde

 Le septénaire des trompettes (Ap 8,7-10,19) fait immédiatement suite à celui des sceaux. Sept anges sonnent tour à tour, et leurs trompettes engendrent dans le monde des calamités. Le septénaire des trompettes représente le moment de la sentence du jugement prononcé par Dieu sur le monde. La « trompette » est un symbole exprimant l’idée d’une proclamation publique. « Ange », étymologiquement, signifie « messager » ou « envoyé ». Ainsi, chaque trompette est un « message » qui invite à la conversion. L’avertissement de l’aigle, juste avant la cinquième trompette (Ap 8,13), exprime clairement cette idée. Lui aussi est le porte-parole de Dieu, et met en garde les hommes. C’est pourquoi le jugement divin ne constitue pas encore « la fin ». Le septénaire des trompettes inclut deux épisodes qui développent le thème de l’annonce prophétique. Tout d'abord le « petit livre » : Jean doit le manger pour pouvoir prophétiser au monde (Ap 10). Puis vient le récit des « deux Témoins » (Ap 11,1-13) : deux prédicateurs annoncent aux hommes les volontés de Dieu. Les deux Témoins seront vaincus par la Bête de la mer, c'est-à-dire que leur prédication ne conduira pas à la conversion des hommes.

 « Les sept Grandes Figures » : combat spirituel du monde

 Après le septénaire des trompettes, et avant de décrire celui des coupes (Ap 15-16), Jean a inséré au centre de sa prophétie un ample développement sur le combat spirituel faisant rage dans le monde, que je nomme « le cycle des Grandes Figures ». Il est constitué de sept éléments : les deux Témoins (Ap 11), la Femme (Ap 12,1), le Dragon (Ap 12,3), la Bête de la mer (Ap 13,1), la Bête de la terre (Ap 13,11), l’Agneau accompagné des élus (Ap 14,1), et enfin, arrivant juste après la septième coupe, Babylone (Ap 17). Cinq de ces Figures sont décrites entre le septénaire des trompettes et celui des coupes, qui va suivre, les deux autres se trouvant respectivement à l'intérieur du septénaire des trompettes (les deux Témoins) et après les coupes (Babylone). Ce cycle des « Grandes Figures » est d’une importance capitale pour nous permettre d'entrer dans le mystère du combat spirituel auquel nous convie l’Apocalypse. Il nous fait comprendre pourquoi Dieu décide d’intervenir.

Illustration : Le Dragon suscite la Bête de la mer.

 

 Le monde est l’objet d’une conquête spirituelle de la part des ténèbres. Dieu propose alors aux hommes de faire alliance avec Lui ; et c’est la « Femme revêtue de soleil » (Ap 12,1), figure de l’Église parfaite selon Dieu, qui est envoyée sur la terre. Or, le Dragon (le Diable), qui au Ciel tente de faire échouer ce projet divin, est chassé par Michel et ses anges, et il se voit précipité sur la terre (p 12,7-8). Là, il tente vainement de détruire la Femme (Ap 12,13-14). C’est alors qu’il décide de régner sur le monde. Pour ce faire, il suscite la « Bête de la mer » (Ap 13,1). La Bête de la mer est le porte-parole du Dragon. Cette Bête est un prédicateur qui prêche une idéologie fondée sur l’immanence, et rejette toute forme de transcendance. Jean nous dit que cette Bête exerce un tel pouvoir de séduction sur les hommes qu'elle réussit à les convaincre d’embrasser sa vision du monde. Au plan religieux, sa doctrine consiste à blasphémer Dieu (son enseignement et son culte), et à « faire la guerre aux saints », c'est-à-dire à faire qu'ils soient convaincus de « folie » aux yeux du monde. Avec la prédication tonitruante de la Bête de la mer, la victoire du Dragon devient totale. C’est alors que surgit la « Bête de la terre », désignée aussi sous le nom de « Faux Prophète » (Ap 13,11). Le Faux Prophète  a pour mission de traduire au plan sociologique le programme de la Bête de la mer. Et sa réussite est complète ! Il fait dresser une image de la Bête de la mer, fait mettre à mort ceux qui refusent de l’adorer, et marque les hommes du « chiffre de la Bête », le fameux « 666 ». Sans cette marque, il devient impossible à quiconque « d’acheter ou de vendre » (Ap 13,15-17). Seule une analyse spirituelle peut faire vraiment saisir le sens caché de ces événements symboliques, comme nous le verrons de manière plus détaillée dans le commentaire. Tandis que la victoire du Dragon paraît être sans retour, l’Agneau apparaît avec les élus sur le mont Sion (Ap 14,1-5). Dès lors, on comprend que la réaction de Dieu ne tardera plus !

 « Les sept coupes » : exécution de la sentence de Dieu

 C’est à ce moment de l’action apocalyptique que se déploie le septénaire des coupes (Ap 16). Les « coupes » représentent la réalisation concrète du jugement divin sur le monde. Elles sont l’exécution de la sentence énoncée par les « trompettes ». Il existe un parallélisme symbolique très fort entre le septénaire des trompettes et celui des coupes. Pour les distinguer, il faut comprendre que les fléaux des trompettes blessent les hommes « pour eux-mêmes », tandis que les coupes vont les atteindre plus intensément « dans leur idéal » ou leur amour de la Bête. Pourtant, les hommes sont encore et toujours invités à se convertir. Nous verrons que le septénaire des coupes est régi par un mouvement progressif qui conduit, à l’issue de la sixième coupe, à la mobilisation des « rois de la terre » (Ap 16,14) en vue de la grande bataille qui va suivre : Armaguédon.

 « Babylone » : épouse du Dragon

 Le septénaire des coupes est suivi d’une ample description de Babylone, l’épouse du Dragon. Puis vient le récit de la destruction de la « Grande Cité » qu'est Babylone (Ap 17-19,5). Cette ville est le haut lieu du luxe et de l’hédonisme, mais Jean la compare à une femme s’enivrant « du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus ». Bien qu’elle paraisse invincible, le texte nous la montre comme devant être détruite par la Bête elle-même, et par « dix rois ». A cette occasion, Jean formule sa seconde énigme (la première était le calcul du « 666 ») : qui sont ces dix rois ? Résoudre cette question, c’est comprendre comment s’effondrera le royaume des ténèbres !

 « Armaguédon » : affrontement spirituel ... et enchaînement du Dragon pour mille ans

 Après la destruction de Babylone, le Dragon, les deux Bêtes, les rois de la terre et leurs armées s’avancent pour affronter le Christ et les armées du Ciel : c’est la bataille d’Armaguédon (Ap 20) ! Il s’agit d’un affrontement spirituel. Les armées des ténèbres sont exterminées par « l’épée acérée » sortant de la bouche du Christ, c'est-à-dire la Parole de Dieu qui dénonce et détruit le mensonge du monde. La Bête de la mer et le Faux Prophète sont jetés dans le « lac de feu », « haut lieu » des réprouvés. Seul le Dragon demeure potentiellement dangereux pour les habitants de la terre, puisque pendant mille ans il est seulement enchaîné dans l’Abîme, qui est son royaume. Il peut encore, aidé de ses sbires les démons non enchaînés, tenter les hommes individuellement pendant les mille ans de paix relative qui sont alors accordés au monde. Cependant, durant ces mille années la « Jérusalem nouvelle », c'est-à-dire l’Église, rayonne sa sagesse parmi les nations (Ap 21).

 « Le Jugement dernier » et « L'Eden éternel »

 A l’issue des mille ans, le Dragon, ayant été relâché, s’en va séduire et rassembler les nations contre l’Église. Mais un feu du Ciel met définitivement fin à ses agissements, ainsi qu’à l’histoire du monde. Jean nous fait alors assister au « Jugement dernier ». Une vision du Paradis conclut le récit (Ap 22).

 

  

Illustration : Jean contemple la Nouvelle Jérusalem.

 

Questions d’interprétation

 « L’Apocalypse » a exercé un incroyable pouvoir de fascination tout au long de l’histoire. Ce texte est commenté depuis l’Antiquité ; et nombreuses autant que variées sont les interprétations qui ont été proposées pour résoudre les énigmes de cette prophétie. On peut néanmoins les diviser en deux grands groupes : les interprétations « historiques », et les interprétations « atemporelles » ou « méta-historiques ». De nos jours, l’interprétation historique est la plus répandue parmi les commentateurs. Elle est conditionnée par la méthode « historico-critique » qui recherche à la fois dans le milieu et dans l’époque de l’auteur sacré les clefs permettant de comprendre son œuvre. S'agissant de l'époque de Jean, c’est dans la société romaine du premier siècle de notre ère que s’orientent les recherches. Ainsi les grands symbolismes des forces du mal (la Bête de la mer, le Faux Prophète, Babylone, la Bête et les sept rois portant Babylone[3]) sont-ils le plus souvent associés à l’empire romain et aux empereurs persécuteurs des premiers chrétiens. Ces investigations historiques, incontestablement intéressantes, laissent en suspens la question de la portée du texte pour les lecteurs n’ayant pas vécu au premier siècle.  C’est donc l’interprétation « méta-historique » que j’ai choisie, c'est-à-dire une lecture exclusivement théologique, qui cherche ses points d’ancrages non pas dans une période historique donnée, mais seulement dans les jalons proposés par le texte lui-même. Les résultats obtenus par cette démarche montrent sa fécondité.

 Une seconde alternative, d'ordre méthodologique celle-là, s’offre entre une lecture « linéaire » du texte, ou bien une lecture « circulaire ». La lecture linéaire, qui correspond au sens littéral de la prophétie de Jean, déploie une chronologie interne progressive, allant d’un commencement (les sceaux) jusqu’à un accomplissement (le Jugement dernier et la vie éternelle). C’est ce point de vue que j’ai adopté dans mon commentaire. Il est cependant possible de choisir l’interprétation « circulaire », et là encore beaucoup de commentateurs suivent cette voie appelée « théorie de la récapitulation ». Formulée au IVème siècle par Victorin, mais surtout par Tyconius, elle considère que les différents cycles d’événements décrits dans l’Apocalypse (en particulier les septénaires) sont des répétitions de situations identiques, et non une série continue d’événements distincts dans le temps de la narration. L’avantage de la lecture circulaire (ou théorie de la récapitulation) est de présenter une vision simple du contenu de la prophétie ; son inconvénient est de ne pas s’appuyer sur le mouvement explicite du texte.

 Ces diverses approches (historique ou méta-historique, linéaire ou circulaire), bien que différentes, ne sont pas à mon sens à opposer de façon radicale. Il est d'ailleurs intéressant d'étudier de près les résultats de chacune d’entre elles. Personnellement, mon approche théologique a beaucoup bénéficié de la formation exégétique que j’ai reçue. De plus, un texte aussi complexe que celui de l’Apocalypse requiert impérativement d’établir d’abord avec précision le sens littéral, ce qui est le but de l’exégèse, avant de se lancer dans son interprétation. C’est la méthode que j’ai suivie pour mon commentaire. Dans ce contexte, les questions de traduction sont évidemment très importantes. J’ai choisi d’utiliser la traduction de la Bible Osty ; mais je l’ai modifiée ça ou là dans mon étude.

 L’Apocalypse abonde en références à l’Ancien Testament. Ce fait nous montre combien Jean était familiarisé avec la Bible. Mais là encore il convient d’être attentif à notre manière d’interpréter ce constat. S’agit-il d’une « dépendance » de Jean, dont les visions seraient conditionnées par celles de l’Ancien Testament ? Devons-nous parler d’une « synthèse » de la pensée prophétique biblique, qui impliquerait déjà une certaine liberté de Jean envers ses pères ? Ou bien faut-il aller plus loin encore en percevant de la part de Jean un véritable « dépassement » des sources scripturaires ? Personnellement, c’est cette troisième option qui seule me paraît rendre justice à la pensée johannique. L’Apocalypse, en effet, ne se contente pas de traiter de façon originale l’héritage prophétique de l’Ancien Testament ; elle le dépasse en le réinterprétant, c'est-à-dire en l’insérant dans un contexte qui rend « lumineux » ce qui était caché. Ainsi, évoquant le Messie d’Israël, Balaam s’écriait : « Je le vois, mais non maintenant, je le contemple, mais non de près » (Nb 24,17). Au contraire, Jean se situe explicitement dans la proximité la plus radicale qui se puisse être avec les événements qu’il décrit : « Je viens bientôt » (Ap 22,20). Prenons comme autre exemple les Bêtes décrites par le prophètes Daniel (Dn 7) ; elles représentent symboliquement des rois et des empires dont la dynamique repose sur la conquête des autres royaumes. Les Bêtes de Jean, en revanche, nous renvoient symboliquement à une réalité qui dépasse les représentations de Daniel, et ce jusqu’à littéralement « transfigurer », dans son interprétation théologique des Bêtes, le sens historique initial du symbole, comme nous le verrons bientôt. Pour Jean, en effet, avant d’être « sociologique », le monde est d’abord et avant tout une réalité « spirituelle » !

 L’interprétation rigoureuse d’un texte exige toujours une sérieuse réflexion herméneutique. Les « méthodes » interprétatives sont toujours relatives à leurs prémisses, c'est-à-dire que les résultats de l’interprétation ne peuvent jamais dépasser les limites inhérentes à la méthode utilisée. Ainsi, et on le comprend bien, une interprétation strictement historique ne peut pas inclure une contemplation théologique globale du texte[4]. Pour parvenir à scruter la dimension purement théologique de l’Apocalypse, et permettre à la symbolique johannique de déployer toutes ses virtualités, j’ai donc choisi des prémisses « atemporelles », se fondant sur le sens le plus littéral possible de la narration. Afin de pénétrer les énigmes proposées par Jean, j’ai considéré que les réponses devaient se trouver dans le texte lui-même. Et c’est donc au sein du texte qu’ont porté mes recherches. Le sens spirituel des événements, que Jean nous révèle petit à petit, permet seul de résoudre les énigmes qu’il nous propose : les « 1260 jours », le « 666 », la chronologie des « sept rois » ... Percer leur secret, c’est vérifier le bien-fondé de l’analyse d’ensemble. Percer le secret, ce n’est que le commencement de la fascination !

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[1] « Le mot Apocalypse signifie développement, quelque chose de successif et de graduel » (P. Claudel, Le poète et la Bible, Lonrai, 1998, t. I, p. 1062).

[2] Éphèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie, et Laodicée.

[3] Ap 17,9.

[4] C’est cette même conception qu’affirme Urs von Balthasar dans le chapitre qu’il consacre à l’Apocalypse au cours de son étude théologique de la Révélation (H.U. Balthasar, La Dramatique divine, vol. III, Namur, 1990, p. 9-10 et 30).